Jacques Gapaillard, professeur émérite de l'université de Nantes, spécialiste en mathématiques et en histoire des sciences, vient de publier un ouvrage passionnant et très complet concernant l'histoire de l'heure en France (les méridiennes, l'équation du temps, l'horlogerie, les différentes heures, les temps, la concurrence de Greenwich, etc.).
Nous lui avons posé quelques questions...
URANIE : La mesure du temps à travers les âges est un thème souvent abordé dans la littérature astronomique. En revanche, l'histoire de l'heure en France est un domaine souvent oublié par les auteurs... Qu'est ce qui vous a poussé à traiter ce sujet ?
Jacques Gapaillard : Tout est parti de l’intérêt que j’ai porté à une superbe méridienne verticale située au cœur de Nantes. Aujourd’hui dans l’impossibilité de fonctionner, elle donnait autrefois le midi solaire vrai et le midi moyen. Mais il y a loin de ces heures locales à notre actuelle heure UTC, celle du Temps Universel Coordonné. Par quel cheminement est-on passé de celles-là à celle-ci ? Au cours de l’histoire, quels ont été les divers régimes d’heure qui se sont succédé ? Quels décrets, lois ou ordonnances ont défini l’heure légale en France ? Mon appartenance à une famille d’horlogers, des connaissances en astronomie théorique, et aussi de lointains souvenirs d’enfance où l’on m’avait parlé du remplacement du méridien de Paris par celui de Greenwich, tout cela devait nécessairement me conduire à me poser ces questions, parmi d’autres, au sujet de l’évolution de l’heure, et à tenter d’y répondre. Cette étude a commencé avec le modeste projet de rédiger un court document destiné aux membres de l’association nantaise Méridienne, dont l’une des actions concerne le patrimoine astronomique local. Mais elle a bientôt pris une ampleur imprévue, et la curiosité m’a poussé à rechercher par moi-même des réponses qui étaient souvent incomplètes, ou même absentes, dans les livres consultés.
URANIE : Cet ouvrage représente un gros travail de synthèse de nombreuses connaissances diverses. Combien de temps avez-vous mis pour regrouper toutes ces informations ? Ce travail est-il le fruit direct de votre activité d'enseignant en histoire des sciences ?
Jacques Gapaillard : Je n’avais jamais abordé ce sujet auparavant, ni dans mes travaux de recherche, ni dans mon enseignement, mais il est certain que mon activité en histoire des sciences est pour beaucoup dans mon souci de puiser un maximum d’informations à la source, ce qui est la démarche normale de tout historien. Par exemple, l’heure est un domaine sensible qui touche à la vie quotidienne et au sujet de laquelle les habitudes acquises ne s’abandonnent pas facilement. Il était par conséquent prévisible que les changements de régime en cette matière s’accompagneraient généralement de protestations et de débats dont je me suis efforcé de trouver le témoignage dans les écrits de l’époque. Mais il ne suffit pas de réunir des documents, il importe encore de comprendre comment ils s’insèrent dans une histoire cohérente qu’il faut raconter. De plus, certaines questions techniques méritent d’être exposées, tant en astronomie qu’en horlogerie, sans compter ce qui est lié à l’introduction du temps atomique et à son utilisation. Tout cela prend beaucoup de temps et ce livre est le fruit de quatre années de travail. Au sujet des textes originaux que j’ai consultés, j’ajoute que je ne m’en suis pas seulement servi pour élaborer mon propre discours, j’ai aussi tenu à en restituer les passages les plus marquants. Le livre se trouve ainsi émaillé d’un grand nombre de citations chaque fois que le sujet traité s’y prête.
URANIE : Quels sont pour vous les moments clés de la mesure du temps dans l'histoire des hommes, et en France en particulier ?
Jacques Gapaillard : Je retiendrais trois grandes mutations, chacune induite par une innovation technologique. Mon histoire de l’heure commence au Moyen Âge qui voit l’apparition de l’horlogerie vers 1300 et, à la fin de cette période, l’horloge aura eu raison du vieux système des heures inégales. Cependant, cette mécanique sera encore longtemps soumise au cadran solaire dont on l’obligera à suivre les indications alors qu’elle n’a aucune vocation à le faire. Ce n’est qu’au deuxième quart du XIXème siècle que la France abandonnera l’heure vraie des cadrans solaires pour l’heure de temps moyen compatible avec les horloges. L’étape suivante sera l’œuvre du chemin de fer dont le fonctionnement ne peut s’accommoder d’heures locales qui dépendent de la longitude du lieu. Il réclame au contraire l’adoption d’une heure uniforme sur tous les réseaux français. C’est ainsi que l’heure de Paris a été exportée en province, prélude à l’adoption d’une heure nationale en 1891. Le troisième changement important se produira vingt ans plus tard, quand la France aura cessé de se cramponner à son méridien de Paris dans son refus de céder à la position dominante de son rival britannique. Cette fois, c’est le développement de la TSF qui entraînera la décision, en étroite association avec la tour Eiffel. Dès lors, la France a rejoint le concert des nations en intégrant le système mondial des fuseaux horaires. À côté de ce pas décisif, et s’agissant du régime de l’heure civile, les changements ultérieurs ne sont que des aménagements, que ce soit l’introduction d’une heure d’été ou l’implication du temps atomique dans la définition de l’heure UTC.
URANIE : Quelles sont pour vous les conséquences positives et négatives de la mesure du temps ?
Jacques Gapaillard : Vous voulez parler de l’aspect sociologique de la question. La vie rurale s’est longtemps contentée d’une notion très approximative de l’heure. Le paysan se passait totalement de repères horaires précis et, plus tard, la montre dans sa poche ou l’horloge dans sa ferme auront d’abord été plus valorisantes qu’utiles. En revanche, à partir de la Renaissance, la vie citadine s’est peu à peu organisée en fonction de l’heure sans laquelle rien ne fonctionnerait plus dans notre monde moderne. Le côté négatif est évidemment cette tyrannie que l’heure exerce sur bien des aspects de notre vie, à commencer par les contraintes horaires liées à nos activités professionnelles. D’ailleurs, pour beaucoup d’entre nous, la période de détente que sont les vacances n’est-elle pas d’abord celle où l’on savoure de pouvoir s’affranchir d’impératifs horaires ?
URANIE : Une dernière question... Quelles seront pour vous les futures grandes révolutions dans le domaine de la mesure du temps ?
Jacques Gapaillard : Du côté de la technologie horlogère, je ne pense pas que nous soyons à la veille de révolutions comme ce fut le cas lors de l’apparition de nos montres à quartz, ou de celle des horloges atomiques pour les usages scientifiques, même si ces dernières n’ont certainement pas fini de progresser vers des précisions toujours plus fabuleuses. Je ne m’attends pas non plus à des changements dans la façon de compter l’heure. Après l’échec de la Révolution dans ce domaine, la seconde moitié du XIXème siècle a connu des tentatives d’introduire à nouveau au moins une part de décimalisation dans le repérage du temps, pour remplacer le système sexagésimal jugé peu commode. Mais je ne crois pas que beaucoup se passionnent aujourd’hui pour un tel projet qui se heurterait nécessairement à une vive résistance, comme ce fut le cas dans le passé. En revanche, nous pourrions vivre bientôt un événement sans précédent, un changement qui, avant longtemps, passerait complètement inaperçu sur le plan pratique et qui serait pourtant une véritable révolution culturelle. De tout temps, en effet, c’est le mouvement diurne qui a fourni quotidiennement à l’homme des repères temporels, de jour comme de nuit. Comment imaginer qu’il pourrait rompre avec cette tradition naturelle et ancestrale pour lui substituer une heure totalement déconnectée de la rotation de la Terre ? C’est pourtant ce qui se produira si, comme c’est assez probable, la pratique des secondes intercalaires affectant l’heure UTC était abandonnée, donnant ainsi naissance à un Temps Universel purement atomique qui ne serait donc plus coordonné à la rotation terrestre.
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